La taxation du travail

Les prélèvements sociaux sur le travail dans l’entreprise font polémique depuis bien longtemps. Beaucoup de commerçants d’artisan et d’industriels y voient une des raisons de leur empêchement à se développer.

Ces charges représentent plus de 50% de la production. Autrement dit plus de la moitié de l’énergie investie par un acteur de l’entreprise s’exhale vers la communauté. Est ce un bien ? Est ce un mal ? Là n’est pas la question car cela dépend l’usage qu’on en fait.

Mais en réalité la question de la productivité n’est pas seulement liée à cette forme de taxation.

La question qui se pose est de savoir s’il n’existe pas des taxes cachées qui grèvent encore plus le travail et dont l’utilité peut paraître encore moins évidente.

Les coûts cachés du travail

Depuis de nombreuses années j’ai l’occasion de questionner des populations de plus en plus importantes de manager dans les groupes que j’anime. Et je pose toujours la même question : quelle proportion  de votre temps de travail passez-vous à faire produire du contrôle à vos collaborateurs et à répondre à une demande de contrôle de votre direction ?

La réponse est généralement : entre 40% (pour les plus chanceux)  et 60% (voire 70% pour les moins chanceux.)

Autrement dit, le travail de l’acteur est grevé d’une charge de contrôle qui peut dépasser dans certains cas, celle des charges sociales. Cette tendance à surcontrôler se généralise dans les groupes industriels construits sur le modèle de l’industrie du XIXième siècle.

Les entreprises industrielles les moins adaptables et les plus en difficulté sont généralement celles qui ont fait le choix de déposséder les acteurs de la responsabilité de leur action en mettant en place un système de contrôle externe à l’acteur, qui a comme fonction de compenser la déresponsabilisation de l’acteur. Cette déresponsabilisation de l’acteur ne peut tenir qu’à partir du moment où l’on fait le choix de sélectionner ces acteurs non pas sur leurs capacités à s’engager et sur leurs compétences, mais sur leur capacité de subordination.

Cette capacité à se soumettre a comme corolaire le sentiment de désengagement ou d’illégitimité à modifier son environnement de travail. C’est à cette condition que l’acteur peut accepter le poids d’un contrôle.

Quelques entreprises ont commencé à remettre en question ce modèle d’un autre temps.

Ces entreprises qui ont cessé de croire que leur efficacité résidait dans leur puissance de contrôle ont fait deux sortes d’économie :

– Une économie de charge de contrôle. Désormais le temps que les acteurs passaient à contrôler, ils le passent à produire.

– Une économie de personnel : l’entreprise se passe de la plus part des services dont la mission était de contrôler et de contrôler le contrôle. Autant de charges en moins.

S’il y a des gains de productivité à réaliser c’est surement dans cet espace de croyance au coût exorbitant pour l’acteur, mais aussi pour l’entreprise.

A coût caché, fonction cachée

La raison d’être de ces surtaxes du travail reste mystérieuse d’un point de vue d’une logique économique. Mais si l’on utilise un autre filtre de compréhension de la logique économique, on peut faire d’autres hypothèses.

Au de là de son rôle de sanction de l’acteur, comme moyen d’exercer le pouvoir sur lui, la création d’une instance de contrôle dans un espace de production a théoriquement comme fonction de favoriser la circulation de l’information et ainsi permettre de prendre les bonnes décisions. Autrement dit : si la direction d’une entreprise  veut pouvoir prendre des bonnes décisions, il lui est nécessaire de collecter les bonnes informations. Et ces informations vont être produites par le système de contrôle.

Tout est dans ce qu’on appelle « bonne information ». Si pour prendre une décision stratégique la direction d’une entreprise a besoin d’une information stratégique on peut comprendre qu’elle mette en place un système de remontée et de filtration de l’information adéquat.

Mais lorsqu’une entreprise met en place un appareillage qui se donne comme objectif de collecter toute  l’information, on peut se demander s’il n’y a pas d’enjeux cachés. Cette polarisation de l’information « vers le haut » porte un certain nombre de messages : l’acteur ne peut pas être responsable ni propriétaire  de son action. On ne peut pas lui faire confiance pour décider. Il n’est pas légitime pour cela. La légitimité de décider dépend, non pas de l’expérience issue du réel de l’action, mais du plus haut diplôme dans l’entreprise ou de la position la plus élevée dans l’organisation. Dans cette optique, est légitime celui qui  est le plus à même d’imaginer l’action grâce à la quantité de connaissances théoriques qu’il a prouvé qu’il avait acquises par son diplôme de grande école.

L’action peut aussi appartenir au propriétaire de l’entreprise qui, par sa position de propriétaire, est légitime pour prendre des décisions, quel que soit l’effet de ces décisions sur la survie de l’entreprise. La disparition de Virgin en est un exemple récent.

Ce fonctionnement repose sur deux primats qu’il pourrait être de intéressant  re-questionner.

– 1) Notre modèle économique continue à poser le prima de la légitimité de la propriété sur  la légitimité de l’expérience et de la compétence : je suis l’actionnaire majoritaire donc j’ai raison. Pour qu’une décision soit prise il faut que l’actionnaire soit d’accord, que cela passe par son filtre de compréhension. Une décision est juste parce que je suis le propriétaire. Quand le propriétaire de l’entreprise est celui qui a l’expertise technique cela peut se justifier, et encore, pas pour toutes les décisions. Mais quand le propriétaire n’est plus en prise directe avec l’activité, il y a des risques de dérive certains

– 2) Nos grands groupes industriels construits sur un modèle organisationnel très « troisième république » continuent à poser le prima de la pensée sur l’action. Pour qu’un opérationnel obtienne une décision, il faut qu’elle passe par le filtre de celui qui pense l’action. L’opérationnel passe une bonne partie de son énergie à convaincre la direction de lui donner ce qui est réellement nécessaire.

Le passage par le filtre de la pensée bloque les mécanismes de changement dans la mesure où la décision doit toujours être dans la logique du pensé de l’action. Mais si la pensée ne se laisse pas influencer par le réel de l’action, elle s’empêche de changer.

La relation pensée/action doit être  une relation d’inter-influence, comme dans n’importe quel processus de création. Un inventeur qui ferait tout pour que son invention ressemble strictement à ce qu’il a imaginer au départ irai au devant de beaucoup de difficultés. Il risque de ne pas voir son idée se réaliser. Une invention est rendue possible par le l’effet de l’imaginaire sur l’action et l’effet en retour de l’action sur l’imaginaire. Cette confrontation de logique a effet de changement mutuel est la condition de l’innovation. Le primat de l’une sur l’autre rend difficile la réalisation.  La première fonction du contrôle devrait être de fournir en retour une information qui modifie le projet d’action.

Boucle courte ou boucle longue ?

Cette fonction régulatrice de l’information est une des conditions de l’adaptabilité de l’action. Si l’acteur est légitime pour modifier son projet d’action en fonction de l’information qu’il produit, on peut imaginer qu’il va pouvoir être adaptable et efficient. Mais s’il est question de centraliser toute l’information pour laisser au chef la responsabilité de toute la décision,  il y a de grands risques de perte et de transformation de cette information. Cette perte en ligne et cette transformation va certainement faire perdre au contrôle sa fonction de régulation de l’action. Le contrôle dans sa conception centralisée ne peut avoir comme effet que le renforcement du pouvoir de la pensée sur l’action. La conséquence ne peut être qu’une incapacité du système à se réguler et à s’adapter.

Lorsque l’acteur est dépossédé de la légitimité de son autocontrôle et que le contrôle est polarisé par la direction, il perd sa fonction de source d’information à fonction de régulation de l’action.  Il devient un instrument d’exercice du pouvoir.

Plus qu’un instrument, ce processus a une fonction d’orthèse.  L’orthèse est comme une prothèse mise par dessus un membre pour pallier ses faiblesses. Mais mettre une orthèse sur un membre sain, va le faire sous fonctionner. Encombré de cette orthèse le membre se met à moins bien fonctionner. Ainsi l’orthèse se justifie après coup par le sous fonctionnement qu’elle engendre.

Parfois faire le pari de l’engagement, de la loyauté et de la compétence peut être plus économique. Ceci est un autre sujet…

Denis Bismuth