Les mots et les choses de l’entreprise libérée

Pour en finir avec l’entreprise libérée ?

L’entreprise libérée ça fait jazzer.

Chacun y va de son improvisation sur son rève d’un monde meilleur !

C’est bien ! Mais je ne suis pas sûr de savoir ce que c’est que l’entreprise libérée.

« Encore une entreprise libérée ! » Quand j’entends parler ainsi d’entreprises libérées, j’ai souvent l’image martiale d’une carte de la France en guerre avec ses petits drapeaux et ses soldats gagnant du terrain sur l’ennemi. Et puis, quand je vais dans les entreprises je vois surtout des gens qui essayent de faire ce qu’ils peuvent dans les contraintes du travail.

J’ai essayé de rencontrer une entreprise pour lui demander ce qu’elle pensait de tout cela mais je n’ai pas réussi.

J’ai rencontré des chefs d’entreprise, des acteurs de l’entreprise, je suis allé dans des bâtiments d’entreprise, mais je n’ai encore pas réussi à rencontrer une entreprise.

Du coup j’en suis réduit à des conjectures :

Dans son sens le plus banal le mot « entreprise » représente l’institution dans laquelle les personnes sont censées se regrouper pour entreprendre et produire. Est–ce donc cela qui est à libérer ?

Est-ce l’institution qui est à libérer ? Les personnes qui sont dedans ? Et si ils n’ont pas envie de cette forme de liberté là qu’est ce qu’on fait ? La liberté ce n’est pas l’absence de contrainte c’est la possibilité de choisir ses contraintes. Ai-je le droit d’infliger à quelqu’un ma façon de le vouloir libre ?

Et si je refuse à quelqu’un le droit de choisir ses contraintes, est ce que je n’attente pas à sa liberté ?

« Une entreprise libérée » n’est pas une entreprise sans contrôle ni contrainte. C’est une entreprise qui change le niveau du contrôle : elle cherche à contrôler l’identité plutôt que l’activité. C’est une entreprise qui place la contrainte sur le partage des valeurs : ceux qui ne partagent pas les valeurs n’ont pas leur place dans le système.

C’est ni plus ni moins respectable que les entreprises du type taylorien qui placent le contrôle sur l’activité et qui ne se préoccupent pas de savoir quelles sont les valeurs qui mettent en mouvement les individus.

C’est juste pas la même chose !

Peut-on penser libérer une entreprise comme on libère un peuple opprimé (d’ailleurs libère-t-on un peuple opprimé ?)

Peut-on penser libérer une entreprise alors que personne n’est capable d’en désigner une ?

Parler ainsi d’une entreprise c’est persister dans l’anthropomorphisme primaire que véhiculent ceux qui font des séminaires sur les « valeurs de l’entreprise ». Une entreprise n’a pas de valeur (sinon sa valeur économique et financière). Les gens qui sont dedans ont chacun des valeurs et chacun tente de faire correspondre ses actes à ses valeurs. Et il est nécessaire à un moment de faire le point sur en quoi nos actes communs parlent de valeurs qu’on partage. Mais arrêtons de dire que l’entreprise a des valeurs ! Arrêtons de dire qu’il faut libérer une entreprise !

Il me semble que ce qui est à libérer c’est ce que les anglais appellent l’empowerment. C’est à dire la puissance des acteurs.

La question se pose de savoir quel est le contexte organisationnel qui va permettre à chacun d’exprimer sa puissance. Quelles protections et quelles permissions peut-on instituer pour que la puissance de chacun s’exprime ?

La question n’est pas de libérer l’entreprise en tant qu’institution, mais de libérer la capacité d’entreprendre des acteurs. Plus que d’entreprise libérée, on pourrait parler d’organisation capacitante (pas très commercial !). Ou si on est d’accord avec Yves Clot qui fait un lien entre les souffrances au travail et le travail empêché, on pourrait s’amuser à créer un néologisme comme l’entreprise exhibante qui serait le contraire de l’entreprise inhibante. Ça c’est vraiment inutilisable !

On peut aussi parler de « libérer l’entreprendre. » c’est déjà un slogan.

En tout cas il me semble qu’une bonne partie de la crédibilité de ce que nous ferons se trouvera dans notre capacité à sortir des métonymies et des métaphores anthropomorphiques qui nous conduisent irrémédiablement dans des glissements de sens.

Sortir aussi des concepts commerciaux pour aller vers des définitions moins ‘martiales’. Le martial et le management, c’est déjà une vieille histoire. Voir ces entreprises où l’on parle de « manager de première ligne » ou « d’état major ». Sans aller chercher des concepts rébarbatifs comme l’organisation capacitante, quelle étiquette pourrions nous poser sur ce projet qui le nomme d’une juste manière ?

En ayant une perception martiale de l’entreprise libérée on ne fait que perpétuer cette conception guerrière de l’entreprise.